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La potentielle adhésion ukrainienne bouscule le modèle agricole français

Une adhésion de l'Ukraine à l'Union européenne accélèrerait la nécessaire mutation de l'agriculture du pays, et contraindrait l'UE à revoir la Pac en profondeur.

Réunis par le think-tank AgriDées, des acteurs de l’agriculture française et ukrainienne ont confronté leurs visions d’une adhésion qui rebattrait les cartes du secteur. Les écarts de compétitivité ravivent la nécessité d’une refonte profonde de la Pac.

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L’adhésion de l’Ukraine à l’Union européenne constitue-t-elle une opportunité stratégique ou une condamnation pour l’agriculture française ? C’est l’une des questions soulevées lors d’une matinée d’échanges, organisée ce 26 novembre 2025 par le think tank AgriDées dans le cadre de la publication d’une note sur l’élargissement de l’UE. Face aux inquiétudes des représentants des filières maïs, betterave et volaille, Olga Trofimtseva, ancienne ministre par intérim de la Politique agricole et de l’Alimentation de l’Ukraine, a plaidé pour une vision radicalement différente : celle d’un pays en mutation et d’une Europe contrainte de se réinventer.

Rapport de force

Les chiffres exposés par les intervenants français dessinent deux paysages agricoles aux antipodes. Timothé Masson, directeur du service économie de la Confédération générale des planteurs de betteraves (CGB), rappelle qu’un agriculteur betteravier français moyen exploite environ cent quarante hectares, dont dix-sept consacrés à la betterave. En Ukraine, quinze groupes seulement dominent le secteur sucrier, et le leader, Astarta, gère à lui seul deux cent dix mille hectares. Le rapport est de 1 à 1500.

Même asymétrie dans la filière avicole. « Sur quinze kilomètres carrés en Ukraine, on compte environ sept cents poulaillers pour quarante millions de poulets, soit deux à trois fois plus que ce qu’il nous faudrait pour relocaliser vingt pour cent de notre consommation », détaille Yann Nedelec, directeur de l’interprofession Anvol. Le groupe MHP, qui détient trois cent soixante mille hectares et produit près de soixante pour cent du poulet ukrainien, incarne cette agriculture de méga-structures. « Le prix du filet de poulet est deux à trois fois inférieur à celui pratiqué en France », ajoute-t-il, évoquant une « concurrence déloyale ».

Le constat de Franck Laborde, président de l’Association générale des producteurs de maïs (AGPM), est similaire : le coût de production ukrainien s’établit à 97 euros la tonne, contre 230 à 240 euros en France. Et selon lui, soixante-deux pour cent des produits phytosanitaires utilisés en Ukraine pour produire du maïs sont interdits en France.

« L’Ukraine n’est pas le problème »

Olga Trofimtseva admet que l’Ukraine puisse être un « casse-tête pour l’UE, y compris pour les agriculteurs français ». Mais son pays est aussi « une partie de la solution et non un énorme problème », martèle-t-elle.

Son premier argument repose sur l’alignement normatif inévitable : « L’adhésion implique une hausse des standards, même pour les grandes entreprises, pour les agroholdings. C’est une question de normes plus élevées, d’un système fiscal différent et d’un cadre social et économique agricole différent. Dans ces conditions, le prix de leurs produits ne sera certainement plus le même qu’aujourd’hui. » Cette convergence réglementaire rééquilibrera progressivement les termes de la concurrence, assure-t-elle. Second argument : la complémentarité productive. L’Ukraine pourrait fournir à l’UE des produits déficitaires, comme le soja, « de manière durable et avec une logistique bien plus simple que de l’importer du bout du monde ».

L'adhésion de l'Ukraine à l'UE impliquerait un alignement normatif inévitable pour toutes les entreprises agricoles, souligne Olga Trofimtseva, ancienne ministre par intérim de la Politique agricole et de l’Alimentation de l’Ukraine. (© Capture d'écran Agridées)

L’Ukrainienne nuance aussi l’idée que le modèle agricole ukrainien soit entièrement dominé par les grands groupes au détriment de toute autre forme d’exploitation. Elle rappelle que son pays compte aussi « de petits producteurs agricoles » – des exploitations de quelques centaines d’hectares considérées comme moyennes en Ukraine – qui « trouvent leur niche » sans être écrasés par les géants comme MHP ou Astara. Surtout, elle renverse la perspective en remettant en question la pérennité du modèle agricole familial européen face à la compétitivité mondiale : « Une ferme de cent hectares ne sera pas un modèle viable pour les dix, vingt, trente ou cinquante prochaines années. »

Une « angoisse française » mal orientée

Le débat révèle une crainte moins orientée vers l’Ukraine que vers la Pac elle-même. Cette dernière traduit, selon les représentants français, l’absence de vision stratégique de l’UE en matière agricole. Yann Nedelec pointe le paradoxe : « D’un côté, on veut nous accompagner vers la souveraineté, et de l’autre, on ouvre les vannes aux importations. » Il rappelle qu’au niveau européen, « un filet de poulet sur deux consommé en Europe n’est pas produit en Europe », et que l’Ukraine représentait vingt-cinq pour cent des importations de volaille en 2024. Pire encore selon lui, l’UE négocie simultanément deux cent mille tonnes supplémentaires avec le Mercosur. « Il n’y a jamais cette réflexion globale sur l’accumulation des quotas », déplore-t-il.

Pour Timothé Masson et Franck Laborde, l’adhésion ukrainienne sans correction des distorsions existantes pourrait entraîner la disparition de 3 millions de tonnes de maïs grain, de 14 000 hectares de maïs semence, et un effondrement du secteur sucrier.

Olga Trofimtseva balaie ces craintes d’un revers de main, les qualifiant d'« angoisse française tournée vers hier plutôt que vers demain ». Cette « angoisse » suscitée par l’adhésion potentielle de l’Ukraine ne devrait selon elle pas être centrée sur la menace ukrainienne, mais sur l’incapacité de l’UE à s’adapter aux réalités de la concurrence mondiale.

Et d’ironiser sur les flux commerciaux actuels : « Tout le monde veut un marché libre, sans barrières, avec toutes les possibilités, puis devenir exportateur. On veut accéder aux marchés et devenir un champion. Mais dès qu’on regarde la concurrence de l’autre côté — venant d’Ukraine, d’Amérique, peu importe — on essaie de fermer la porte. Ça ne fonctionne pas comme ça. D’ailleurs, « certains agriculteurs ukrainiens se plaignent de la filière laitière européenne, parce que l’UE inonde le marché de produits laitiers sans barrières ni taxes », rabroue-t-elle.

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